prix  de  poésie  du  monde  français  et  francophone
Lettres à mon corps


Il est tard, très tard, et tu flottes, mon corps. Étendu à plat, circonscrit dans le dessin de tes courbes, sans vraiment de sensation de poids ou d’épaisseur : un nénuphar. Encore une insomnie. Mais inoffensive celle-ci, presque joviale, pour une fois. Esthétique, même : le paysage est limpide, les ombres diaphanes, les reflets étudiés, et si tu avais les yeux adéquats, tu verrais circuler autour de toi les carpes-koï des heures, apparaître et disparaître leurs écailles irisées. Tu flottes, mon corps, et l’intellect, cet hyperactif, cherche à s’occuper, s’amuse à se poser des devinettes. Une énigme, qu’il ne résoudra pas : combien de temps, mathématiquement, pour que grandisse chacune de tes feuilles jusqu’à recouvrir la surface totale de l’étang de la nuit ?


* * *


La position allongée te sied. À l’horizontale tu te coules en toi comme, après tant d’agitation, l’eau d’une cascade dans l’étendue lisse d’un lac. Tu admettrais, par facilité, qu’il s’agisse du confort de tes reins, de ta nuque, de ton dos, du délassement de tes muscles, du repos de tes articulations ; ta priorité cependant est d’un autre ordre : tu aimes, mon corps, que tout soit chez toi au même niveau. Il se passe tant de choses étonnantes dans le cerveau, qui t’échappent. Là, au moins, ton crâne, qui se gausse toujours de son statut supérieur, ne dépasse pas la ligne tirée depuis tes genoux. Et entre les deux ton cœur, à qui l’on prête tant de folies, de fantaisies, n’est, enfin, rien de plus qu’un organe.


* * *


Un bœuf pèse sur ta langue, dirait Eschyle : ce sont, mon corps, tes jours de mutisme. Ils reviennent par cycle, à la manière des règles que tu avais jadis ou de l’insomnie de certains aux phases de pleine lune. Tu ne sais pas quoi faire de ta carcasse, mon corps, tu entres, tu sors, te déplaces dans l’espace restreint du silence. Raide et sous le masque, comme justement un personnage de l’Orestie, mais privé de son rôle dans la communauté du chœur. Ce n’est pas que les mots te manquent ; au contraire ils se bousculent, forment des phrases ou des bouts de phrases, s’entendent entre eux ou se contredisent : ton aire cérébrale est en ébullition. Mais il y a si loin, semble-t-il, de ton cortex à ta gorge, l’ordre venu d’en haut se perd, ni ton pharynx ni tes cordes vocales ne vibrent. Un bœuf sur la langue ? Le voici énorme, trop massif pour loger sous le voile de ton palais, franchir la barre de tes dents. Alors, d’un bovidé à l’autre, tu te vois maintenant comme un bison, le silence est un froid intense, tu quittes l’orchestra antique pour la vastitude des plaines, oui, mon corps, un bison affamé et compact, entêté sur la piste des prairies enfouies, et qui, par plaques de neige sur son dos, transporte tout l’hiver.


Patricia Castex Menier est née à Paris en 1956. Elle est l’auteure de vingt-six recueils de poèmes : chez Cheyne éditeur - Questions de lieu (1985), Chemin d’Éveil (1988), Infiniment demeure (1992), Ce que me dit l’ensevelie (2001), Bouge tranquille (2004), X fois la nuit (2006), chez Al Manar - Reconnaissance (2009), aux Éditions l’Amourier - Quatre saisons en un jour (2009), aux Éditions Vincent Rougier - Achill Island, moutons et cetera (2006), Révisions (2009), Rimbaud design (2014), Soleil sonore (2017), aux Éditions Aspect - Jardins publics (2011), aux Éditions du Cygne - Passage avec les voix (2013), Al Andaluz (avec Werner Lambersy, 2019), aux Éditions Tipaza - Instantanés (2018), aux Éditions Henry - Suites et fugues (2014), Bleu baleine (2016), Adresses au passant (2018), aux Éditions Petra - Chroniques incertaines (2019), aux Éditions Pippa - C’est si simple un poème (2019), aux Éditions à l’index - Cargo (2020), aux Éditions La feuille de thé - Accoster le jour (avec Sylvie Fabre G., 2021), aux Éditons Rhubarbe - L’œil à facettes (avec Werner Lambersy, photos de Jean-Pol Stercq, 2021) et aux Éditions Les lieux dits - L’instinct du tournesol (2020), Havres (2023).

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