prix de poésie du monde français et francophone
Linda Maria Baros, née en 1981, est lauréate du Prix Apollinaire, dont elle défend aujourd'hui la cause en qualité de secrétaire générale du jury, et membre de l'Académie Mallarmé.
Elle a publié cinq recueils de poèmes, dont les plus récents aux éditions Cheyne - Le Livre de signes et d’ombres (Prix de la Vocation, 2004), La Maison en lames de rasoir (Prix Apollinaire, 2006, rééd. 2008), L’Autoroute A4 et autres poèmes (2009).
Ses poèmes ont été traduits et publiés dans 31 pays.
Parallèlement, elle a écrit du théâtre et deux ouvrages de critique littéraire.
Linda Maria Baros a également traduit une trentaine de livres.
À Paris, où elle vit depuis de nombreuses années, elle dirige la revue internationale de poésie et art visuel La Traductière et le Festival franco-anglais de poésie.
Docteur en lettres de l'Université Paris-Sorbonne, elle est aussi secrétaire générale du Collège de littérature comparée (Paris).
Je sors dans la rue avec l’ange
Je sors dans la rue avec l’ange.
Comme une chaîne enroulée autour de la main.
Blanchie par la chaux des murs.
Les hommes que je rencontre
me lèchent la main et les chevilles,
me suivent de près.
Je leur marche dessus comme sur des charbons ardents,
comme sur des vagues, sur des toits.
Je n’ai aucune pitié
pour les hommes qui m’aiment.
Ma chaîne a ouvert sur leur dos
des pupilles de serpent.
Me saluent tous ceux qui ont dormi
au bord des hauts toits,
ceux qui ont porté leurs poumons
jusqu’aux tréfonds des eaux
- comme de très minces chiens de chasse -
et les ont accoutumés à y respirer.
Me saluent, d’en bas, les autres - les civils.
Atteints par la comatose.
Ceux dont on a cassé les dents avec une barre de fer.
Les cliniques magistrales, les entremetteurs.
Les déshérités du sort me saluent, les contusions, la toux.
Sous le lit fument peut-être encore
les canons du fusil.
Je suis sortie dans la rue avec l’ange. Je rentre chez moi.
Comme une chaîne enroulée autour de la main.
Triple pont. La culasse de l’œil pinéal
C’est comme si, coupé en trois, tu voulais traverser
la douce rivière Ljubljanica,
acculer au bout du pont
la créature écailleuse du parvis
qui tourne là-bas, sur place,
comme une tronçonneuse circulaire.
Mère, en pleurs, une sacoche de légumes dans les bras.
Peut-être ramasserait-elle par terre, avec les mains,
la chair qu’on a râpée de tes os.
L’œil fermé, pinéal.
Mère, elle saurait comment une larme s’arrondit en toi,
blottie comme un fauve,
selon les lois de la plus petite surface
sur laquelle peut s’étendre la douleur.
Comment une larme tourne là-bas, sur place,
toujours sombre, comme une foreuse,
ce tourbillon de sang dont tu as réchauffé les marches
de la cathédrale,
les murs, la cadence du tir ;
une larme dans laquelle mère lave longtemps,
comme pour un fils perdu, les ongles arrachés,
la plante des pieds.
Derrière, il y a le pont triple :
au long duquel tu t’en vas, si tu t’en vas,
au long duquel tu viens, si tu viens,
au long duquel tu t’en vas.
L’œil fermé, pinéal. Sa culasse.
Le circuit de la récompense. Dopamine et plaisir
Chaque nuit, le nœud pubien se desserre petit à petit.
peau s’élime.
Avec quelques outils mous, de chair,
nous essayons de défaire la haute couture crânienne de l’esprit,
d’ouvrir les boîtes noires des plaisirs.
Commence ainsi le circuit de la récompense. Avec
la courbure d’une viole qui garde dans la chambre
acoustique les halètements des instrumentistes.
Nous nous mentons. Nous cherchons une autre combustion,
une nouvelle étreinte - une sorte de loupe
à travers laquelle le monde se montre autrement,
les choses telles qu’elles ont été faites.
Que la chair ne pende plus au-dessus du lit
comme si elle suintait d’un crochet.
La nuit, nous gaspillons tellement d’insistance.
Le bruissement du drap, l’étincellement nocturne
de la peau qui sécrète beaucoup de tristesse.
Le silence la langue qui s’entêtent
omme un pont à rapprocher les gens.
Tous les nœuds se desserrent progressivement,
selon le mythe du recyclage stérile.
Dans l’éternelle et désespérée quête de l’amour.
Et les choses se donnent à voir, après tout,
telles qu’elles sont.
Déshabillées des noms translucides
qui les désignent, nettoyées de la vessie de tout concept.
Pures, inévitables, d’une cruauté infinie.
Et le fleuve cogne, sous les fenêtres, contre le pont.
Comme s’il nourrissait ses noyés
du dernier étage.

Prix Guillaume Apollinaire
Linda Maria Baros
la secrétaire générale du jury
Paris, France
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